La Clarinette
Eddie Daniels clarinettiste extraordinaire
Qu'est-ce qu'une clarinette ? Ne nous dorons pas la pilule : dans la plupart des cas (cette réserve parce qu'il existe des clarinettes métalliques — Lester Young, par exemple, était expert sur cet engin-là), dans la plupart des cas, donc, une clarinette est un bout de bois avec des trous dedans et du souffle qui, tant bien que mal, passe à travers.
À partir de là, on comprend qu'il n'y a que deux manières de bien jouer — je veux dire de jouer radicalement bien — de la clarinette.
L'une consiste à rappeler qu'il s'agit d'un bout de bois (Barney Bigard s'entendait particulièrement bien à faire sentir le « boisé » de l'instrument) et que ce qui l'anime est votre souffle (on connaît des phrases entières de Jimmy Giuffre qui ne sont qu'une expiration teintée de mélodie).
L'autre manière consiste au contraire à faire oublier et l'outil et l'artisanat, et à produire au moyen de ce truchement mal commode, ingrat, terriblement difficile à maîtriser, la musique la plus immaculée possible : une sorte de musique virtuelle qui accéderait magiquement aux trois dimensions — un hologramme sonore. Benny Goodman en ses années de gloire (plus jeune, il avait été plus turbulent), Jimmy Hamilton qui succéda à Bigard chez Duke, Buddy DeFranco (l'un des premiers avec Stan Hasselgard à transposer sur l'instrument les idées des boppers) ont été et restent, en ce qui concerne le dernier nommé, des clarinettistes de cette école — qu'en général on prétend plus « légitime » que l'autre, sans doute parce que plus respectueuse de la technique enseignée dans les conservatoires (du moins jusqu'à ce que les compositeurs de musique contemporaine écrivent pour l'instrument et intègrent à leurs œuvres un traitement de la matière sonore emprunté au jazz, y compris au free jazz et, selon les besoins, à différentes musiques « ethniques » : la clarinette est, entre autres, l'un des principaux instruments du folklore yiddish ; à propos de cette prétendue « légitimité », je rappelle aussi que Maurice Ravel adorait le jeu de Johnny Dodds, qui fut un modèle d'âpreté, sinon de sauvagerie).
Bref, il y a une célébration de la clarinette qui consiste à en promouvoir les impuretés — à en respecter la nature en ce qu'elle a de moins policé. Dans cette voie-là, nul n'est allé aussi loin que Pee Wee Russell. Lorsqu'il joue, on a toujours l'impression d'un homme aux prises avec un instrument en déglingue. Pee Wee Russell était « free » dans son premier enregistrement, en 1927, avec le cornettiste Red Nichols.
Et puis, à côté de cette célébration naturelle, il y a donc une sublimation culturelle de l'engin, un effacement du médium au profit du message (pour remettre une seconde en honneur une terminologie qui connut son heure de gloire il y a un bon quart de siècle). Ainsi, ou bien le clarinettiste conspire au triomphe de la matière sur l'esprit, ou bien il contribue à répandre le fantasme d'une musique désincarnée. Voilà un homme sommé de choisir, tel un intellectuel européen de l'après-guerre, entre idéalisme et matérialisme. Avec plus de sagesse qu'on n'en trouve dans certaines philosophies, il choisit généralement de ne pas choisir et s'invente vaille que vaille une troisième voie, laquelle louvoie avec plus ou moins d'audace, plus ou moins de grâce, entre la régression infantile vers le sale, le souillé, le parasité, le ludique barbouillé de cacabou, et l'illusion angélique d'une musique des sphères qui serait produite par la sphère humaine. Rares sont les représentants de la corporation (moins élitiste aujourd'hui qu'il y a vingt ans — mais assez peu nombreuse tout de même) qui opposent franchement l'expression pure, purifiée, décantée (le délire de l'absolu) et l'expressivité, c'est-à-dire le mélange, la pollution, la corruption, la contradiction (le démon dialectique).
On ne peut du reste que leur donner raison car en suivant l'une ou l'autre de ces options, ils sont assurés de se faire tirer à vue. On ne sait trop pourquoi, depuis DeFranco, Giuffre et Tony Scott, la position du clarinettiste a toujours été particulièrement exposée. Il est toujours ou trop ou pas assez virtuose. Ou trop froid ou trop sentimental. Ou trop volubile ou trop taciturne. Celui qui est aujourd'hui, en tout cas pour la maîtrise, le meilleur d'entre eux, l'extraordinaire Eddie Daniels, n'échappe pas à ces critiques, auxquelles s'ajoute le double reproche d'être aux yeux des uns un « musicien-pour-musicien » et, de l'avis des autres, un vulgarisateur abusif, cherchant le plébiscite par tous les moyens.
Au dernier référendum des lecteurs de Down Beat, publié au mois de décembre, Eddie arrivait bon premier, avec 396 points, devant Don Byron (290), Buddy DeFranco (192), Ken Peplowski (136) et Phil Woods (101). Pourtant, il est exceptionnel qu'un de ses disques fasse l'unanimité et bien des amateurs se déchaînent contre lui comme ils se déchaînaient quarante ans plus tôt contre Buddy DeFranco (dans les mêmes termes d'ailleurs), oubliant que Buddy avait été désigné par écrit comme leur clarinettiste favori par trois hommes qui n'avaient pas coutume de préférer la haute technicité aux grandes émotions : Count Basie, Horace Silver et Lester Young.
Je rappelle que Daniels, détenteur d'un Master's Degree de clarinette décerné en 1966 par la Juillard School, est né en 1941 ; qu'il s'est d'abord fait connaître comme saxophoniste ténor, cette année-là, dans le big band de Thad Jones et Mel Lewis ; qu'il joue de tous les saxophones et de la flûte — et qu'on le dit meilleur instrumentiste encore que Goodman, Shaw et DeFranco.
Texte d’Alain GERBER
Extrait de « Fiesta in Blue » Textes de Jazz – Éditeur : Coda en 2007
Yvonne